Le crash démocratique
On aura beau essayer de le tourner dans tous les sens mais le seul fait politique majeur de ces élections régionales, c’est la désertion des urnes : plus de 2 électeurs sur 3 n’ont pas voté. Jamais dans l’histoire de la Vème République, un taux d’abstention n’avait été aussi haut. Le précédent record (59% en 2009) a même été explosé de près de 10 points. La claque. Une démocratie sans électeurs est-elle encore vraiment une démocratie ? Alors que certains tentent déjà de culpabiliser les abstentionnistes ou leur adresser des messages inquisiteurs (le RN engueule quasiment ses électeurs), je veux vous dire que je ne vous juge pas. Et que je veux réagir.
On peut y trouver des raisons circonstancielles. Il est vrai que le gouvernement porte une part de responsabilité en ayant organisé de manière catastrophique cette campagne électorale : bulletins pas disponibles dans certains bureaux de vote dont une partie a même dû temporairement fermé, privatisation de la distribution des professions de foi que nombre d’électeurs n’ont pas reçues, refus d’organiser une campagne publique d’appel au vote et plusieurs débats des têtes de liste … A tel point que nombreux sont ceux qui n’étaient même pas au courant qu’une élection se tenait ce week-end. Encore moins qu’elle était couplée aux élections départementales, ce qui ajoutait encore de la confusion à la confusion. Le débat médiatique orchestré autour des seuls enjeux sécuritaires (qui n’est pas une compétence ni des régions, ni des départements, faut-il le rappeler) n’a certainement pas aidé à intéresser les citoyens à une élection qui semblait déconnectée de notre quotidien. Il ne faut pas s’étonner que les sujets minables comme la chasse aux islamo-gauchistes ou les réunions non-mixtes, orchestrés de concert par LREM et l’extrême-droite, ne provoquent pas une course vers les urnes.
Mais la vérité est que l’abstention est une lame de fond bien plus profonde de notre démocratie. Et que nous n’avons pas non plus réussi à la contrer. Sur les 11 derniers scrutins, 7 ne dépassent pas la barre des 50% de participation. La grève civique est massive et l’abstention est le thermomètre qui doit sonner l’alarme d’une démocratie sévèrement malade.
Hier soir sur les plateaux télé, il est d’ailleurs saisissant de voir qu’on nous demandait nos analyses politiques mais qu’à aucun moment la parole n'a été donnée à ces abstentionnistes, de très loin le premier parti de France. Alors certes, on pourrait se réjouir du recul très relatif du RN ou de la raclée de LREM, dont ses 5 ministres sur la liste dans les Hauts-de-France n’atteignent même pas le second tour (ce qui donnera peut-être l’occasion à sa tête de liste M. Pietrasheski, secrétaire d’Etat en charge de la réforme des retraites, de prendre une bonne fois pour toutes sa retraite…). Mais la leçon politique est ailleurs. Le peuple ne se sent plus souverain. Comme dépossédé.
Sans doute parce que les gens ont le sentiment que les décisions se prennent ailleurs. Il suffit de voir l’influence des grandes multinationales sur les décisions politiques, que je ne cesse de dénoncer depuis le début de mon mandat. Ou de mesurer chaque fois où la souveraineté du peuple est écrasée, contournée : le référendum de 2005 sur le TCE, les votes bloqués et imposés à l’Assemblée nationale comme dernièrement sur la déconjugalisation de l’aide aux handicapés, les 49-3, l’état d’urgence passé dans le droit commun, les votes que le gouvernement demande de refaire parce que le résultat initial n’a pas plu comme sur le pass sanitaire, le carcan austéritaire de la règle des 3% qui limite nos investissements…
Dans ce contexte, il n’est pas étonnant de voir que les abstentionnistes à ces élections régionales sont surtout les jeunes et les classes populaires. Le taux d’abstention se situe autour de 80% dans les 10 villes les plus pauvres de France. Ces quartiers où le seul visage de l’Etat se limite souvent à la répression violente des forces de police, tout le reste ayant déserté. 87% des 18-24 ans ne sont pas allés voter et sur 100 votants, seulement 13 ont moins de 35 ans. Ma génération. Celle frappée de plein fouet par la crise sociale et écologique. Et celle que l’on a abandonnée. A qui l’on refuse le RSA. Qu’on laisse étudier dans des conditions impossibles. Qui fait la queue pour ne plus avoir faim. Qu’on a infantilisée. Force est de constater que la politique ne parle plus qu’à une élite intellectuelle et sociale : le suffrage devient censitaire. La démocratie telle que conçue par Abraham Lincoln du gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple devient en quelque sorte celui d’une élite politique, par une classe supérieure, pour les multinationales et les capitalistes.
Face à cela, soit on s’en accommode comme certains semblent le faire, y compris parfois à gauche. Soit on réagit à cette crise démocratique profonde par une refondation complète de nos institutions. De la cave au grenier. A commencer par de nouveaux droits comme la reconnaissance du vote blanc, un seuil minimal de participation, la possibilité de référendums d’initiative citoyenne, un nombre maximum de mandats dans le temps pour renouveler la classe politique… Mais aussi et surtout, par tourner la page de la Vème République qui donne tous les pouvoirs dans les seules mains d’une nouvelle forme de monarque siégeant à l’Elysée. Passer à une VIème République dans laquelle, l’expression populaire dans la vie publique serait permanente et les élus tenus responsables.
Ces réformes sont indispensables mais je sais aussi qu’elles ne suffiront pas tant la politique semble parfois déconnectée de nos préoccupations du quotidien. Je le vois autour de moi : nombreux sont ceux qui me disent « qu’est ce que voter va changer dans ma vie et mon quotidien ? ». J’aimerais leur dire que les richesses seraient mieux partagées et donc leur salaire augmenté, que leur emploi serait protégé, leur transport facilité, leur accès aux services publics amélioré... J’aimerais leur dire concrètement qu’ils seraient protégés s’ils tombent au chômage, n’auraient plus à galérer pour trouver une place en crèche publique pour leurs gamins, qu’ils n’auraient plus à hésiter pour se refaire une dent cassé faute de moyens ou qu’ils n’auraient pas à attendre trois mois pour un rendez-vous médical, qu’ils auraient des transports publics réguliers et abordables qui desservent leur quartier, qu’ils auraient plus de temps libre et moins de travail contraint, qu’ils n’auraient plus peur de perdre leur boulot, ou de ne plus pouvoir payer leur loyer et d’être mis à la rue, qu’ils pourraient enfin être augmentés… J’aimerais leur dire tant de choses. Mais encore faut-il que le débat public le permette. J’ai moi-même beaucoup hésité avant de m’engager en politique. Précisément pour ces raisons. Par crainte de me retrouver enfermée à commenter des petites phrases, de ne pas pouvoir réellement me battre pour changer nos conditions matérielles d’existence. Mais si j’ai finalement sauté le pas c’est avec la conviction que ce serait justement leur faire un trop beau cadeau que de se résigner. Peut-être ces quelques lignes en aideront modestement certaines et certains à sauter le pas. Je sais que la tâche qui nous attend est grande. Que la violence et la médiocrité du débat public ne nous aideront pas. Mais je me refuse encore à me résigner à enterrer de la sorte la démocratie. Et je sais qu’ensemble, avec vous, nous pouvons être nombreux à la réinventer.