Partager

Devoir de vigilance des entreprises : «Une vraie révolution juridique» selon Manon Aubry

Tribune 7 juin 2023

Le parlement européen a voté jeudi 1er juin un texte qui doit obliger les entreprises de plus de 250 salariés à respecter des normes contraignantes en matière de respect des droits humains et des atteintes à l’environnement.

Interview publiée dans le journal L'Humanité.

 Quels sont les points essentiels que vous retenez du texte qui a été adopté et qui a amendé sur plusieurs points la proposition de la commission européenne ?

C’est une vraie révolution juridique : les multinationales seront enfin tenues responsables pour les atteintes aux droits humains et à l’environnement dans leurs chaînes de valeur. Les ouvrières du textile exploitées par Shein, les familles des ouvriers morts sur les chantiers au Qatar et les dizaines de milliers d’habitants expropriés par les forages de Total auront enfin accès à la justice. La proposition de la Commission européenne avait été terriblement affaiblie par le lobbying des entreprises et nous avons revu le texte de fond en comble. Le Parlement européen étend le champ d’application qui couvrait une poignée de mastodontes à toutes les grandes entreprises opérant dans l’Union européenne. Les obligations des entreprises sont largement renforcées, de l’identification à la réparation des atteintes aux droits humains et à l’environnement. Nous avons rétabli l’obligation de consulter les personnes potentiellement affectées par leur projet et développé l’obligation de mettre en œuvre un plan de réduction des émissions de gaz à effets de serre dans la chaîne de valeur. Surtout, notre proposition ouvre la possibilité de réellement tenir les entreprises responsables devant les tribunaux ! Elles seraient passibles d’amendes allant jusqu’à 5% de leur chiffre d'affaires mondial et les victimes bénéficieraient de droits pour l’accès à la justice, notamment un droit d'accès aux preuves détenues par l’entreprise.

Qu'est-ce qu'on peut espérer que change concrètement ce texte ?

On peut espérer protéger des centaines de milliers de vies et empêcher des destructions massives de l’environnement, dans tous les domaines. On peut espérer des contrôles renforcés contre le travail forcé des enfants dans les chaînes d’approvisionnement du cacao, une augmentation des salaires pour respecter le droit à un salaire décent dans l’industrie textile, l’abandon de projets aberrants comme le pipeline de Total en Ouganda et Tanzanie. Et bien plus encore. Évidemment, de nombreuses entreprises continueront à être complices et profiteuses de crimes contre les travailleurs et la nature, mais nous pourrons enfin les faire payer devant les tribunaux et mettre fin à la certitude de l’impunité. Cependant, je ne veux pas faire croire que tout est réglé, ce serait naïf. Nous devons continuer à nous battre pour que ce droit nouveau devienne réalité. D’une part en nous attaquant à la gouvernance des entreprises. Tant que les entreprises seront dirigées par une classe patronale dans le seul intérêt des actionnaires, elles utiliseront la moindre faille du devoir de vigilance pour exploiter les travailleurs et la nature. D’autre part en prenant le pouvoir politique. Emmanuel Macron était contre le devoir de vigilance français en 2017 et a tout fait depuis pour qu’il ne s’applique pas. Nous avons besoin d’un gouvernement qui fasse appliquer la loi.

Ce vote semble être intervenu dans un climat de lobbying intense des multinationales - vous êtes plusieurs député.e.s à l'avoir dénoncé - qu'est-ce qu'il y a eu de particulier dans ce lobbying ?

Je n’ai pas connu un lobbying d’une telle intensité sur un autre dossier en quatre ans de mandat. Les députés européens ont croulé sous un nombre incalculable d’emails, de coups de fil, d’événements sponsorisés par les lobbys, d’articles de presse sur commande, de liasses d’amendements clé en main. Les méthodes indignes et le niveau d’infiltration des lobbys dans les institutions m’a semblé sans précédent. Ils ont par exemple réussi à imposer le commissaire français Thierry Breton comme co-pilote du dossier pour vider la proposition de directive de sa substance. Ils se sont également vantés d’avoir obtenu de l'obscur Comité d’examen de la réglementation l’invalidation de l’étude d’impact du texte et auraient pu faire dérailler tout le processus sans notre alerte. Et c’est sans parler des conflits d’intérêts de leurs alliés au Parlement ! Nous avons découvert que le député rapporteur pour la droite est rémunéré par un cabinet d’avocat jumelé à un cabinet de lobbying allemand spécialisé sur le devoir de vigilance. Pire ! Juste avant le vote, une députée de droite et des lobbys ont lancé une énorme offensive pour renverser le vote final. Et bien cette députée, Angelika Niebler, travaille à côté de son mandat pour TÜV SÜD, une multinationale allemande poursuivie pour son rôle dans l’effondrement meurtrier d’un barrage au Brésil. Elle est aussi payée par le cabinet d’avocat qui défend le géant Chevron, coupable de l’irréversible pollution pétrolière de l’Equateur.

La société française TOTAL qui dit ne pas déroger pour sa part au devoir de vigilance, semble avoir beaucoup agi auprès de la Commission européenne. Dans quel sens ?

Lors du blocage de l’assemblée générale du groupe, un actionnaire m’a traitée de “parasite” et de “merde”. Quel incroyable culot pour un actionnaire de dire cela à une députée ! Ce ne sont pas les élus du peuple, mais Total et ses lobbyistes qui parasitent la démocratie parlementaire ! Lors des négociations sur le devoir de vigilance, Total s’est d’abord dissimulée derrière le MEDEF et l’Afep pour faire son travail de sape. Mais nous savions par bruits de couloirs qu’elle contactait directement des députés. Puis, suite à un recours légal, la Commission européenne a publié le compte rendu révélateur d’une réunion avec les représentants de Total. Ils n’y sont pas allés par quatre chemins : ils ont voulu tuer la proposition de la Commission dans l'œuf en limitant le devoir de vigilance aux seules relations commerciales directes.  Pour échapper à toute responsabilité, une entreprise comme Total pourrait se contenter d’intercaler un intermédiaire “propre” entre elle et son sous-traitant chargé de l’expropriation de plus de 100 000 habitants en Ouganda et Tanzanie.

Quels sont les constats que vous faites sur la façon dont les députés des différents groupes du parlement ont voté ce texte ? Renaissance ? les Français ? le RN ?

Les députés Renaissance ont voté pour le texte, même si une partie de leur groupe européen a voté contre. C’est la preuve du contrepoids du bloc de gauche au Parlement européen : quand les groupes des insoumis, des verts et de socialistes sont soudés, difficile pour les macronistes d’assumer de choisir le camp de la droite et de l’extrême droite ! Et ce malgré le travail de sape du gouvernement français au Conseil européen, avec en particulier l’exonération des banques.

Le Rassemblement national, lui, s'est opposé au texte. Alors que Jordan Bardella et Marine Le Pen pleurnichent toute la journée sur la “mondialisation sauvage”, ils votent contre la régulation des multinationales ! Et ce n’est pas tout : ils ont déposé des amendements pour exonérer les entreprises non-européennes dans certaines conditions, pour supprimer toute responsabilité sur le plan climatique et pour limiter le devoir de vigilance aux seuls fournisseurs directs.

Quelles sont les prochaines étapes après ce vote, et comment la commission européenne va-t-elle en tenir compte selon vous ? Quand pourra-t-on voir les premières mesures préconisées entrer concrètement en vigueur ?

La Commission européenne est désormais hors jeu. Le Conseil européen qui rassemble les Etats membres et le Parlement vont commencer les négociations pour trouver un accord final. La position du Conseil est bien moins ambitieuse que celle du Parlement : il nous faudra tenir bon ! Au final, le texte pourrait entrer en vigueur dès 2027 pour les plus grandes entreprises européennes.

Est-ce qu'au bout du compte, vous diriez que le vote de jeudi est une victoire, spécialement pour le groupe La Gauche, pour lequel vous le portiez ?

Oui, c’est une immense victoire pour notre groupe. La lutte contre l’impunité des multinationales était une des raisons pour lesquelles je me suis engagée en politique en 2019 et une directive sur le devoir de vigilance était mon 1er objectif quand je suis arrivée au Parlement. On me disait que c’était impossible. Mais après 4 ans de bataille, on montre que parfois, le pouvoir des gens peut l’emporter sur celui de l’argent ! 



Lire l'article

Restez informés

Nous utilisons Mailchimp comme plate-forme marketing. En cliquant ci-dessus pour vous abonner, vous reconnaissez que vos informations seront transférées à Mailchimp pour en savoir plus sur la politique de protection des données de Mailchimp.
Vous pouvez vous désinscrire à tout moment en cliquant sur le lien en bas de nos emails. Pour avoir plus d'informations sur notre politique de protection des données personnelles, vous pouvez visiter notre site internet

Données personnelles

Les cookies permettent d'améliorer votre experience et facilitent la réactivité de notre site. Sur notre site, un cookie est actif : Google Analytics. Il récolte des données statistiques anonymes sur le site. Lorsque vous visitez le site de Manon Aubry, une seule donnée personnelle vous concernant est collectée avec ce cookie, il s'agit de votre adresse IP, mais celle-ci est anonymisée automatiquement par le système sans possibilité d'identification de la personne concernée. Si vous ne souhaitez pas que notre site utilise ce cookie, vous pouvez le refuser ci-après.