Le séparatisme de la Commission européenne et des lobbys : privilèges et justice parallèle pour les multinationales
Les médias reprennent régulièrement les procès en “séparatisme” fantasmés par la droite contre les drapeaux de pays étrangers, contre les assesseures qui portent le voile et même contre les danses traditionnelles. En revanche, personne n’a parlé du projet bien réel de la Commission européenne de créer des droits particuliers et une justice spéciale pour la protection des profits des investisseurs (entendre : les multinationales et leurs actionnaires).
Pourtant, c’est ce que révèle l’association Corporate Europe Observatory (CEO) à travers l’analyse de notes internes de la Commission européenne. La Commission envisage de créer un tribunal européen devant lequel les “investisseurs” pourront attaquer les Etats membres qui adoptent des lois susceptibles de réduire leurs profits. Le tribunal des investisseurs pourra ordonner les Etats membres à rembourser l’intégralité des profits soit disant perdus par les entreprises.
Prenons quelques exemples. L’Etat souhaite interdire les vols intérieurs lorsque l’alternative en train existe ? Les compagnies aériennes pourraient obtenir le remboursement de tout leur manque à gagner. L’Etat veut obliger UberEats ou Deliveroo à salarier leurs livreurs ? Les multinationales pourraient demander des millions d’euros de dédommagement. L’Etat propose une taxe sur les profiteurs de crise ? Bernard Arnault et Jeff Bezos traîneraient immédiatement la France en justice.
En réalité, avec cette justice parallèle, les multinationales et leurs actionnaires disposeraient alors d’une assurance-vie pour leurs profits aux frais du contribuable, ainsi que d’une arme de dissuasion massive contre toute nouvelle protection des droits sociaux et de l’environnement. Nos capacités de mettre en œuvre l’Avenir en commun si nous étions démocratiquement élus pour le faire seraient sévèrement restreintes par le risque juridique et financier.
Ce projet de justice spéciale n’est pas nouveau. Les accords de libre-échange contiennent pour la plupart des clauses qui prévoient des “tribunaux d’arbitrages” similaires au projet d’une cour européenne des investisseurs. Et nous avons pu en observer les effets dévastateurs : grâce à leurs privilèges légaux, les multinationales du pétrole et du gaz ont par exemple forcé la France à vider la loi Hulot de 2017 contre l’exploitation d’hydrocarbures après 2040. En Allemagne, l’Etat a dû payer plus de 4 milliards d’euros aux exploitants étrangers de charbon, à la suite de la décision de mettre fin à la production d'électricité au charbon. Ce n’est qu’en 2018 que la Cour de justice de l’Union européenne a enfin jugé illégale cette justice parallèle pour les investisseurs des Etats membres.
Sauf que les lobbys n’ont pas dit leur dernier mot : le projet d’une cour européenne d’investissement est en réalité l’aboutissement de leur intense campagne d’influence pour récupérer leurs privilèges. L’enquête de CEO l’a révélé à travers la publication de dizaines de lettres des associations patronales et industrielles (l’AFEP en France qui réunit les entreprises du CAC 40, le BDI allemand et l’association européenne BusinessEurope), des lobbys bancaires (la Fédération européenne des banques, la Commerzbank, etc.) et de grandes entreprises (EDF, Veolia, Enel).
Le message des lobbys est limpide. Les profits passent avant l’intérêt général : “les entreprises ne sont pas contre des mesures protégeant l’intérêt commun cher à la société dans son ensemble, mais ces mesures ne doivent pas nuire aux investissements des entreprises”. Comprendre : la justice nationale n’est pas à leur goût, car elle est trop “biaisée” et “lente”. Et de conclure par une menace de délocalisation : “la protection juridique insuffisante [de leurs profits] risque de pousser les entreprises européennes à investir ailleurs que dans l’Union européenne” ce qui “réduira les flux de capitaux entrant dans l’Union et les recettes fiscales”. Rien de moins qu’un chantage à l’emploi et à l’impôt !
Est-ce que les investisseurs manquent vraiment de protection juridique ? Sûrement pas ! L’analyse du droit européen montrent qu’ils sont amplement protégés et le tableau de bord officiel de la justice européenne ne relève aucune preuve d’abus à leur encontre. C’était d’ailleurs la réponse de la Commission en 2018.
Mais trois ans plus tard, entre connivence et couardise, la Commission européenne semble prête à céder à la pression des lobbys. Alors que nous avons tant besoin de protéger les droits des travailleurs et l’environnement, la Commission européenne va-t-elle proposer de les sacrifier pour sanctuariser les profits des multinationales ? Nous nous y opposerons et nous serons fixés à l’automne, lorsqu’elle présentera ses propositions législatives pour la protection des investissements.